Labête, Lavierge et le DoigtdeDieu.
Labête vivait depuis six millions d'années à la Bérarde. Il y coulait des jours paisibles. Le principal de son temps était consacré au jeu. Le lundi, il partait en amont du vallon du Vénéon au Grand Clapier, afin de rencontrer sa copine Lalapine, faisait sauter les lapereaux sur ses genoux, dégustait au goûter une délicieuse tarte aux myrtilles. Le mardi, il poussait quelquefois jusqu'au fond du vallon de la Pilatte, rencontrer ses amis Lesboeufsrouges qui paissaient les renoncules des glaciers.
Le vallon du Châtelleret était le mieux exposé pour y pratiquer leur activité favorite, la sieste.
Labête se souvenant de son rêve de la veille, se décida immédiatement à rejoindre sa dulcinée; mais bien qu'habitué à la moyenne montagne, atteindre un tel sommet représentait pour lui une expédition. Il rentra dans sa grotte, se dirigea vers une cavité, en sortit d'abord sa carte de Ligéhène puis son livre des Centplusbelles. Il s'installa confortablement sur sa table en pierre et prépara son itinéraire: le cheminement ne pourrait s'effectuer que sur le seul point faible de l'immense paroi; il faudrait remonter l'arête du promontoire, traverser le glacier carré puis atteindre le Grand Pic de la Meije afin d'y rencontrer sa promise.

Labête lui répondit que cette fois, il aurait besoin de lui et que ce serait peut-être la dernière fois qu'il partirait en montagne. Ils préparèrent alors tout le matériel nécessaire à l'ascension: chaussures, crampons, piolets, mousquetons, une bonne corde de rappel et bien sûr un troisième baudrier pour redescendre la demoiselle. Le singe, pensant à toutes ses guenons, ne put s'empêcher de se moquer de son frère. Mais dans le fond, ils formaient une bonne équipe: Labête était robuste et joyeux, son frère agile comme un chimpanzé et sournois comme un babouin, qualité indispensables à l'ascension d'un grand sommet.
Laigle avait prévenu les camarades des autres vallées qu'un événement se préparait. Les Pigeons des Rouies avaient passé le col du Says, les Agneaux du Glacier Blanc traversé le col des Ecrins accompagnés dans leur chemin du Dragon descendu de Neige Cordier; pour terminer l'Ours avait quitté sa Tête afin d'être au rendez vous. Le départ fut fixé au zénith; tous les amis présents les encouragèrent.
La petite équipe se dirigea vers le nord et remonta les premières pentes du vallon des Etançons. Le soleil tapait dur, Labête et Lesinge transpiraient à grosses gouttes. Ils traversèrent le torrent de Bonne Pierre où ils firent une pause pour s'abreuver. Ils progressèrent jusqu'au Châtelleret; le parterre d'ancolies fit place au tapis de granite. Plus haut, le cheminement se faisait délicat, les pierres de la moraine roulaient sous les pieds. Enfin le glacier des Etançons fut atteint; il semblait débonnaire mais il valait mieux chausser les crampons pour ne pas glisser sur la neige ramollie par la douceur de l'après midi. Ils rejoignirent la terrasse située à la base de l'arête, celle qui leur permettra de passer la nuit.
D'un battement d'aile Laigle les rejoignit. Il leur expliqua qu'au dessus d'eux habitaient dans la paroi, nombres d'animaux inquiétants, sûrement malveillants, quelquefois maléfiques. Il leur conseilla de rencontrer le premier d'entre eux, Lecrapaud, qui n'accepterai pas d'être dérangé demain de nuit. " Lecrapaud, dis moi, quel est le chemin de la Meije?" demanda Labête.
"Demain, pars avant l'aube dans le noir; mes yeux luisants t'éclaireront le chemin, contourne mon épaule par la gauche et grimpe sur ma colonne" répondit le crapaud amadoué par la douce quiétude du soleil couchant.

L'instinct réveilla les amis à l'aube du septième jour. Labête enfila ses chaussons d'escalade, Lesinge fit des anneaux de buste avec la corde. Lecrapaud bienveillant, leur éclaira le premier passage difficile; rapidement l'obscurité revint. Les grimpeurs progressèrent avec précaution, assurant chaque pas, testant chaque prise. La pénombre semblait rassurante, elle empêchait de distinguer le vide.
L'arête se redressa et rendit l'escalade impossible. Par où passer dans le noir? D'un coup le gigantesque Gendarmejaune les interpella à l'aide de ses deux antennes: "traversez vers moi, mes petits, remontez ma côte, mais méfiez vous mes flancs sont humides ce matin". Pour atteindre le haut du couloir, Labête s'appliqua à poser la pointe de chaque chausson sur les prises arrondies du granite; une glissade à cet endroit projetterait la cordée dans le précipice.

Un dernier rétablissement sur la terrasse sommitale de l'arête leur permit de découvrir le Glacier Carré qui scintillait devant eux. Ce miroir imposait un changement d'équipement: il fallait chausser les crampons, s'agripper au piolet.

A la brèche la bise venue du nord, fit rage. En face, le Grand Pic était composé de grandes dalles de gneiss lisses. Une dernière difficulté se présenta: le Chevalrouge les attendait de sabot ferme.

Laigle avait raison: Lavierge de la Meije était confortablement installée sur le bloc sommital: placide, elle attendait les grimpeurs.

Labête insista tant que Lavierge fut émue et lui proposa une solution:" va demander ma main à mon Père et s'il te l'accorde, je te prendrai pour époux".
"Où se trouve ton Père?" lui demanda immédiatement Labête.
"Tu es sur son majeur, le Grand Pic. Traverses les arêtes de la Meije qui sont les cinq doigts de sa main et atteint le DoigtdeDieu qui est son index. Là, il te conseillera".


Un couloir de glace vive, très raide fit place à la traversée. Il fallait s'assurer avec les broches à glace, se tracter avec le marteau piolet. Une hésitation à cet endroit aurait projeté la cordée mille mètres plus bas. La fatigue se fit sentir, le manque d'oxygène asphyxia, la glace cassante inquiéta. Lesinge vit défiler sa vie, se souvint qu'enfant il grimpait aux baobabs sans appréhension; cette image lui redonna courage et il put atteindre la deuxième brèche afin d'assurer son compagnon qui le suivait de près. Le passage de plus difficile de la traversée était vaincu.


Labête, craignant la foudre, courba l'échine et répondit avec humilité: "Père je ne suis que Labête; j'ai affronté tout le bestiaire de la montagne et les éléments déchaînés pour te demander la main de ta fille, Lavierge de la Meije à qui je viens de rendre visite".

Lesinge, terrorisé par les foudres divines, n'osa par ricaner. Il avait, par crainte, installé depuis fort longtemps le rappel qui leur permit de rejoindre la rimaye de glacier du Tabuchet. Encore étourdis par la lumière, ils peinaient à trouver leur chemin entre crevasses insidieuses et séracs perfides prêts à les engloutir à chaque instant.

La femme attendait l’homme.
Cette histoire est dédiée à mes maîtres: Haroun et Gaston...
RépondreSupprimerà mes guides: Michel et Pierre...
à mes innombrables compagnons de cordée: Bruno et Gégé pour la Meije...
à tous les bleausards...Agnès, Laurent
à la jeune génération qui grimpe bien...