lundi 23 janvier 2012

Labête, Lavierge et le DoigtdeDieu.

Labête vivait depuis six millions d'années à la Bérarde. Il y coulait des jours paisibles. Le principal de son temps était consacré au jeu. Le lundi, il partait en amont du vallon du Vénéon au Grand Clapier, afin de rencontrer sa copine Lalapine, faisait sauter les lapereaux sur ses genoux, dégustait au goûter une délicieuse tarte aux myrtilles. Le mardi, il poussait quelquefois jusqu'au fond du vallon de la Pilatte, rencontrer ses amis Lesboeufsrouges qui paissaient les renoncules des glaciers. Les vaches faisaient les folles, les veaux jouaient aux taureaux. Le mercredi, il remontait avec son collègue Cochonnet, le vallon de Bonne Pierre pour faire une petite partie de pétanque; ses cousins Leschamois venus de l'aiguille des Frères applaudissaient à chaque palais. Le jeudi, afin de changer un peu, il descendait le torrent pour se baigner avec son neveu Lerouget arrivé le matin même par la Combe de Pierre Noire. L'eau fraîche des ruisseaux pétillait de joie. Le vendredi, il se promenait dans les bois de mélèzes au Clos de Pierre Brune avec son pote Lamarmotte.
Le vallon du Châtelleret était le mieux exposé pour y pratiquer leur activité favorite, la sieste.
Ce jour là, après un repas composé de pétales de gentianes en apéritif et d'une succulente tourte aux orties préparée par Mamarmotte, il avait abusé des pistils de génépi et voilà qu'au lieu de bronzer tranquillement, il fit un cauchemar, transpira à grosses gouttes, gesticula dans son sommeil pendant qu'une voix inconnue l'interpella: " Labête, j'ai honte pour toi! Tu vis de jeu et de farniente; regarde tes amis, ils ont tous femelle et petits. Ils passent leur vie animale à les nourrir, les élever, les protéger, les éduquer. Qu’attends-tu pour faire de même?". Labête en nage, se réveilla en sursaut, et n'ayant pas de conscience, ne comprit pas le message.
Le samedi matin, descendu de sa pointe, son compagnon de l'air, Laigle, lui apporta une drôle de nouvelle: " Labête, ta compagne est venue. Elle réside au sommet de la plus haute et de la plus inaccessible des montagnes, la Meije. Tu es le dernier de la vallée à être célibataire, tu dois la rencontrer."
Labête se souvenant de son rêve de la veille, se décida immédiatement à rejoindre sa dulcinée; mais bien qu'habitué à la moyenne montagne, atteindre un tel sommet représentait pour lui une expédition. Il rentra dans sa grotte, se dirigea vers une cavité, en sortit d'abord sa carte de Ligéhène puis son livre des Centplusbelles. Il s'installa confortablement sur sa table en pierre et prépara son itinéraire: le cheminement ne pourrait s'effectuer que sur le seul point faible de l'immense paroi; il faudrait remonter l'arête du promontoire, traverser le glacier carré puis atteindre le Grand Pic de la Meije afin d'y rencontrer sa promise.
Son frère, Lesinge, qui avait l'habitude d'arriver à l'improviste, ne pris pas soin de frapper avant d'entrer. Le voyant plongé dans ses topos, il lui fit une scène: " Labête, tu vas encore partir en montagne sans moi, faux frère!".
Labête lui répondit que cette fois, il aurait besoin de lui et que ce serait peut-être la dernière fois qu'il partirait en montagne. Ils préparèrent alors tout le matériel nécessaire à l'ascension: chaussures, crampons, piolets, mousquetons, une bonne corde de rappel et bien sûr un troisième baudrier pour redescendre la demoiselle. Le singe, pensant à toutes ses guenons, ne put s'empêcher de se moquer de son frère. Mais dans le fond, ils formaient une bonne équipe: Labête était robuste et joyeux, son frère agile comme un chimpanzé et sournois comme un babouin, qualité indispensables à l'ascension d'un grand sommet.
Laigle avait prévenu les camarades des autres vallées qu'un événement se préparait. Les Pigeons des Rouies avaient passé le col du Says, les Agneaux du Glacier Blanc traversé le col des Ecrins accompagnés dans leur chemin du Dragon descendu de Neige Cordier; pour terminer l'Ours avait quitté sa Tête afin d'être au rendez vous. Le départ fut fixé au zénith; tous les amis présents les encouragèrent.
La petite équipe se dirigea vers le nord et remonta les premières pentes du vallon des Etançons. Le soleil tapait dur, Labête et Lesinge transpiraient à grosses gouttes. Ils traversèrent le torrent de Bonne Pierre où ils firent une pause pour s'abreuver. Ils progressèrent jusqu'au Châtelleret; le parterre d'ancolies fit place au tapis de granite. Plus haut, le cheminement se faisait délicat, les pierres de la moraine roulaient sous les pieds. Enfin le glacier des Etançons fut atteint; il semblait débonnaire mais il valait mieux chausser les crampons pour ne pas glisser sur la neige ramollie par la douceur de l'après midi. Ils rejoignirent la terrasse située à la base de l'arête, celle qui leur permettra de passer la nuit.
D'un battement d'aile Laigle les rejoignit. Il leur expliqua qu'au dessus d'eux habitaient dans la paroi, nombres d'animaux inquiétants, sûrement malveillants, quelquefois maléfiques. Il leur conseilla de rencontrer le premier d'entre eux, Lecrapaud, qui n'accepterai pas d'être dérangé demain de nuit. " Lecrapaud, dis moi, quel est le chemin de la Meije?" demanda Labête.
"Demain, pars avant l'aube dans le noir; mes yeux luisants t'éclaireront le chemin, contourne mon épaule par la gauche et grimpe sur ma colonne" répondit le crapaud amadoué par la douce quiétude du soleil couchant.Rassurés sur l'itinéraire, les deux frères plongèrent dans leurs duvets confectionnés par mademoiselle BecduCanard, puis s'endormirent sans délai bercés par la lumière des belles étoiles.
L'instinct réveilla les amis à l'aube du septième jour. Labête enfila ses chaussons d'escalade, Lesinge fit des anneaux de buste avec la corde. Lecrapaud bienveillant, leur éclaira le premier passage difficile; rapidement l'obscurité revint. Les grimpeurs progressèrent avec précaution, assurant chaque pas, testant chaque prise. La pénombre semblait rassurante, elle empêchait de distinguer le vide.
L'arête se redressa et rendit l'escalade impossible. Par où passer dans le noir? D'un coup le gigantesque Gendarmejaune les interpella à l'aide de ses deux antennes: "traversez vers moi, mes petits, remontez ma côte, mais méfiez vous mes flancs sont humides ce matin". Pour atteindre le haut du couloir, Labête s'appliqua à poser la pointe de chaque chausson sur les prises arrondies du granite; une glissade à cet endroit projetterait la cordée dans le précipice.
Labête et Lesinge croisèrent le campement où aujourd'hui, ils ne rencontrèrent aucune demoiselle; leur objectif se situait bien au sommet. Le jour se leva. Un rocher arrondi se présenta, ce fut l'Ane. Il n'eu guère envie de laisser les grimpeurs piétiner son pré. Il fit le gros dos et leur jeta une pierre. La cordée évita sa ruade et se dirigea vers deux cheminées gardées chacune par un chien. Le Premierchien gronda, prêt à mordre; l'Autrechien se laissa caresser, amadouer et libéra le passage. L'ascension se poursuivit, l'altitude augmenta, le Glacier Carré fut à portée de main. Soudain le premier de cordée se fit griffer par Lechat qui miaula et cracha, furieux d'avoir été dérangé dans son sommeil. Labête contourna le félin avec douceur et souplesse craignant une nouvelle colère.

Un dernier rétablissement sur la terrasse sommitale de l'arête leur permit de découvrir le Glacier Carré qui scintillait devant eux. Ce miroir imposait un changement d'équipement: il fallait chausser les crampons, s'agripper au piolet.
Les crampons affûtés mordaient la glace et permettaient de progresser rapidement vers la Brèche de Glacier Carré sans avoir besoin de tailler des marches.
A la brèche la bise venue du nord, fit rage. En face, le Grand Pic était composé de grandes dalles de gneiss lisses. Une dernière difficulté se présenta: le Chevalrouge les attendait de sabot ferme. Fier dans sa gangue de givre, il ne semblait pas vouloir se laisser chevaucher. Les grimpeurs peu rassurés tentèrent de l'éviter; un surplomb compact les attendait à droite, un abîme vertigineux les repoussait à gauche. Lesinge, passé en tête, redoubla d'attention; le flanc du Chevalrouge était lisse, patiné, gelé. Lesinge peu habitué à ce climat, attrapa l'onglée. Il puisa dans ses dernières ressources pour dompter l'animal, contourner le dernier surplomb, basculer dans le versant nord enneigé afin d'atteindre, après l'ultime longueur, le sommet du Grand Pic de la Meije.

Laigle avait raison: Lavierge de la Meije était confortablement installée sur le bloc sommital: placide, elle attendait les grimpeurs.Labête, fatigué par la course et peu habitué aux conversations galantes, se déclara sans perte de temps:" Lavierge, j'ai fait un long chemin pour te rencontrer, je te signifie mon amour et désire te prendre pour épouse". Lavierge répondit:" Labête, ta déclaration me touche au fond du cœur. Tu n'es, malheureusement qu'un animal de fond de vallée qui ne pourrait survivre en ces contrées austères. Par opposition, je suis une déesse des sommets et ne puis descendre sur terre".
Labête insista tant que Lavierge fut émue et lui proposa une solution:" va demander ma main à mon Père et s'il te l'accorde, je te prendrai pour époux".
"Où se trouve ton Père?" lui demanda immédiatement Labête.
"Tu es sur son majeur, le Grand Pic. Traverses les arêtes de la Meije qui sont les cinq doigts de sa main et atteint le DoigtdeDieu qui est son index. Là, il te conseillera".Labête sans tarder, salua sa promise, bouscula son frère Lesinge en extase devant cette divine apparition, installa le premier rappel, jeta les anneaux de corde dans le vide, accrocha son descendeur, se projeta dans la paroi verticale. Trois rappels vertigineux furent nécessaires pour atteindre la première brèche. Pour passer le deuxième doigt, une nouvelle épreuve attendait la cordée. Une traversée en face nord impliquait mille précautions: rechausser les crampons, progresser les pieds dans la neige et les mains sur le rocher verglacé. La bise soufflait avec démence et congelait les grimpeurs.

Un couloir de glace vive, très raide fit place à la traversée. Il fallait s'assurer avec les broches à glace, se tracter avec le marteau piolet. Une hésitation à cet endroit aurait projeté la cordée mille mètres plus bas. La fatigue se fit sentir, le manque d'oxygène asphyxia, la glace cassante inquiéta. Lesinge vit défiler sa vie, se souvint qu'enfant il grimpait aux baobabs sans appréhension; cette image lui redonna courage et il put atteindre la deuxième brèche afin d'assurer son compagnon qui le suivait de près. Le passage de plus difficile de la traversée était vaincu.
L'ascension se poursuivit avec un rite immuable: monter par l'arête ouest au sommet du doigt puis en redescendre par l'arête est. Le Père commençait à avoir des picotements au bout des doigts de sa main droite. Les deux alpinistes atteignirent avec soulagement le sommet du DoigtdeDieu.
Contrairement au Grand Pic, personne ne les attendait. Labête inconscient de l'enjeu, interpella le Père du haut de son index: "Père, apparaît, j'ai une requête à te formuler!" En une fraction de seconde la bise forcit, les nuages s'accumulèrent, les éclairs aveuglèrent les compagnons et le tonnerre retentit: "Pauvre petit animal mortel, qui est tu pour oser me défier dans mon royaume?"
Labête, craignant la foudre, courba l'échine et répondit avec humilité: "Père je ne suis que Labête; j'ai affronté tout le bestiaire de la montagne et les éléments déchaînés pour te demander la main de ta fille, Lavierge de la Meije à qui je viens de rendre visite".
Le Père, du haut de son DoigtdeDieu, se laissa attendrir par l'abnégation de la pauvre créature: " Labête, je ne puis te donner la main de ma fille puisque tu n'es qu'un simple mortel. Cependant pour te récompenser de ton courage, je vais te faire homme et créer pour toi une compagne à l'image de ma fille, qui sera ta femme pour l'éternité". Labête, épuisé par les tourments de son âme naissante, n'arrivait plus à distinguer la voix du Père de la colère des éléments.
Lesinge, terrorisé par les foudres divines, n'osa par ricaner. Il avait, par crainte, installé depuis fort longtemps le rappel qui leur permit de rejoindre la rimaye de glacier du Tabuchet. Encore étourdis par la lumière, ils peinaient à trouver leur chemin entre crevasses insidieuses et séracs perfides prêts à les engloutir à chaque instant.
Epuisés, au bord du renoncement, ils entendirent un cri perçant qui retentit et leur indiqua le chemin: Laigle les surveillait de son refuge. Il les guida au mieux à travers vires étroites, éboulis instables et passes glissantes, au fond de la vallée vers le Pont d'Arsine.
Une curieuse odeur de soupe aux herbes sauvages, inconnue jusqu'à ce septième soir, sortait de la cheminée d'une chaumière.
La femme attendait l’homme.

1 commentaire:

  1. Cette histoire est dédiée à mes maîtres: Haroun et Gaston...
    à mes guides: Michel et Pierre...
    à mes innombrables compagnons de cordée: Bruno et Gégé pour la Meije...
    à tous les bleausards...Agnès, Laurent
    à la jeune génération qui grimpe bien...

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